
Le vendredi 27 juin, dans le cadre des après-midis « Be Zen » – au Loft à Osenbach –, Laurence Puissant m’a invité à présenter un triptyque de monochromes blancs ainsi que ma démarche. Je vous livre ici les notes prises avant cette journée, ainsi que quelques diaporamas. La peinture monochrome pouvant surprendre, être incomprise ; il m’a paru judicieux d’expliquer la manière dont celle-ci s’inscrit dans l’histoire de l’art – faisant lien avec d’autres mouvements –, et le sens qu’elle revêt. Pour ouvrir à un autre regard, plus compréhensif, et saisir l’intérêt crucial de ces œuvres de presque rien. Même si – il est important de le rappeler – la peinture n’a pas besoin de s’expliquer, et que la conceptualisation vient toujours après la réalisation.
LA PEINTURE MONOCHROME
Le terme « monochrome » désigne une chose d’une seule couleur ; et par métonymie, aussi un tableau. C’est en effet une pratique devenue un courant artistique au XXe siècle – bien que ce terme ait été employé avant la naissance de ce courant pour désigner les peintures faites d’une seule couleur mais avec des tons différents.
On considère que l’artiste russe Kasimir Malevitch est le premier à avoir peint un monochrome, avec son « Carré noir sur fond blanc » de 1915.
Cependant, certains artistes, dans un esprit facétieux, ont réalisé des monochromes avant Malevitch… À l’exemple d’Alphonse Allais, journaliste/écrivain et humoriste français né au milieu du XIXe siècle ; avec « Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige », une œuvre présentée lors d’une exposition organisée par le mouvement des Arts incohérents en 1883 ; ou « Récolte de tomates sur le bord de la Mer Rouge par des cardinaux apoplectiques » en 1884.
Si Allais a fait du monochrome une bonne blague, avec Malevitch et ses suiveurs, il s’agit par contre d’un véritable courant pictural s’inscrivant dans l’art abstrait, dont l’intention dépasse largement l’absurde et le nihilisme. Puisque pour ces artistes, il s’agit d’un geste extrême ouvrant à de nouveaux possibles. Que ce soit une ouverture vers l’infini pour Malevitch, ou une expérience mystique pour le peintre Mark Rothko, grande figure de l’abstraction américaine.
À l’instar de Rothko, de nombreux artistes américains ont peint des monochromes : Ad Reinhardt, Barnett Newman, Robert Rauschenberg… ou encore de Robert Ryman – dont les œuvres sont une variation autour du blanc, se jouant des supports et surfaces, en interaction avec leur environnement.
On peut également citer l’artiste français Yves Klein et ses tableaux en bleu outremer, dont il a breveté la formule (International Klein Blue). Klein désirant, grâce à la monochromie, « libérer la couleur de la prison qu’est la ligne ». Et Pierre Soulages qui a créé l’outrenoir ; un noir lui permettant d’exprimer la lumière dans toutes ses nuances, sans nul besoin d’autres couleurs.
Quant à l’Italien Lucio Fontana, il a peint aussi des monochromes qu’il a ensuite maltraité en y faisant des trous et incisions, afin d’en faire des espaces tridimensionnels. Comme il s’en explique : « Je ne veux pas faire de peinture. Je veux ouvrir un espace, créer une nouvelle dimension, nouer un lien avec le cosmos, qui s’étend sans cesse au-delà du plan confiné d’une image. »
DIAPORAMA SUR LA PEINTURE MONOCHROME
ANTONI TÀPIES ET L’ARTE POVERA
Au milieu du XXe siècle, le Catalan Antoni Tàpies est l’un des premiers artistes à utiliser des matériaux pauvres. Que ce soient du papier, des chiffons, de la craie broyée, de la terre… De plus, il n’hésite pas à malmener ses œuvres ; les lacérer, les taillader, les déchirer… Car il « refuse tout canon de beauté idéale » et désire « redonner une valeur à des objets méprisés, condamnés à tomber en désuétude ».
L’Arte povera, mouvement apparu en Italie dans les années soixante, va poursuivre la voie ouverte par Tàpies en utilisant des matériaux pauvres, naturels et de récupération. Une sobriété et une banalisation volontaire de la création – création non détachée de la vie, se devant d’être processus et non fin en soi – dénonçant la culture industrielle, la société bourgeoise, le consumérisme, le marché de l’art, l’idéalisation de la modernité… Lucio Fontana fit partie du mouvement ainsi que Piero Manzoni ou encore Giovanni Anselmo.
DIAPORAMA SUR ANTONI TÀPIES ET L’ARTE POVERA
L’ART BRUT
Né au début du XXe siècle, l’artiste français Jean Dubuffet est à l’origine de l’expression « art brut », désignant des productions d’autodidactes – étrangers donc à la culture artistique conventionnelle et aux avant-gardes. À la fois très personnelles, extrêmement libres et inventives, ces œuvres font appel à des matériaux et moyens rudimentaires. Elles prennent des formes extrêmement diverses, sont fortement chargées émotionnellement, tout en ayant une profonde richesse symbolique. Elles sont le fait de personnes issues des classes populaires, de marginaux, « d’aliénés authentiques »…
Pour le dire autrement / de façon brutalement poétique / ces œuvres sont comme un poing tendre levé / pour dire la souffrance d’hommes et de femmes / se revendiquant hors des sentiers battus / sont un cri authentique / qui veut se faire entendre hors des murs aliénants / sont la revanche faite de mille bricoles clopinantes / d’excentricités colorées face à la vie vacharde / sont le mauvais goût assumé qui sent des pieds / sont la vie foisonnante face à la société mortifère / sont de la poésie pure à l’état brut / sont un mysticisme sauvage qui se fout des églises et du temps qui passe / sont enfin une aspiration à la joie, aux prophéties utopiques et plus encore…
Ainsi, Raymond Isidore alias Picassiette, le Facteur Cheval, l’Abbé Fouré, Gaston Chaissac, Adolf Wölfi, Aloïse Corbaz et tant d’autres ont produit des œuvres d’art brut…
DIAPORAMA SUR L’ART BRUT
DANS LA CONTINUITÉ…
Tout plasticien s’inscrit dans une histoire, l’histoire millénaire de l’art. Même les courants les plus avant-gardistes du XXe siècle, voulant être en rupture avec cette histoire, en font intégralement partie. Comme autant d’étapes d’une longue tradition. C’est ainsi que le dadaïsme est aujourd’hui dans les manuels scolaires, que le modernisme a pris un sacré coup de vieux…
Le triptyque que j’ai peint renvoie forcément à cette histoire, et plus particulièrement à ces mouvements que j’ai évoqués précédemment : la peinture monochrome, l’Arte povera, l’art brut… et à ces peintres : Kasimir Malevitch, Antoni Tàpies, Lucio Fontana…
Car au-delà de la modernité, de la nouveauté, de l’originalité et de la subjectivité ; l’essentiel est de réactualiser cette histoire pour la garder vivante. Comme dit justement l’écrivain Samuel Beckett : « Il ne s’agit pas de dire ce qui n’a pas encore été dit, mais de redire, le plus souvent possible dans l’espace le plus réduit, ce qui a été dit déjà. »
Ce triptyque est donc composé de trois monochromes blancs. Il fait écho au « Carré blanc sur fond blanc » de Malevitch, peint en 1918 ; pour lequel j’éprouve une fascination depuis plus de trente ans.
Ce carré se retrouve d’ailleurs en relief dans le triptyque, ainsi qu’une croix et un cercle. Trois formes géométriques que Malevitch a également peint – en noir sur fond blanc – et présenté ensemble.
La peinture de bâtiment que j’ai utilisée recouvre de la bouse de vache – celle de nos chères Vosgiennes –, de l’herbe et du munster. Des « matériaux » naturels que les représentants de l’Arte povera n’auraient pas désapprouvés.
La technique est rudimentaire et brute, n’ayant pas besoin de se montrer et n’étant en rien une finalité. De plus, les trois peintures sont percées de plusieurs trous, afin qu’au-delà du relief de leur surface, elles se fassent plus tridimensionnelles en s’ouvrant à ce qu’il y a derrière elles ; à savoir une nouvelle dimension, l’invisible, le cosmos évoqué par Fontana…
Enfin, la croix du panneau central s’ouvre sur la photo de la tunique de Saint François d’Assise – photo prise dans la Basilique de sa ville natale.
DIAPORAMA SUR LE « TRIPTYQUE MONOCHROME BLANC DÉDIÉ À SAINT FRANÇOIS D’ASSISE »
JUSQU’AU SACRÉ…
Pourquoi cette tunique de Saint François d’Assise au cœur de ce triptyque blanc ?
À regarder de près, cette tunique est constituée de bouts de tissus disparates. Elle symbolise la « philosophie » de Saint François ; en tant que vêtement simple et humble, confectionné à partir de vulgaires tissus recueillis pour en faire un vêtement sacré.
Cette tunique renvoie d’ailleurs au bouddhisme, puisque Bouddha Shakyamuni est à l’origine du kesa ; le vêtement des moines, fait également à partir de haillons cousus ensemble. Le kesa symbolisant l’humilité, la vacuité de toutes choses, l’interdépendance dans l’unité, la transmission – et qui n’est pas sans évoquer les rizières.
Ce vêtement de Saint François consacré au Christ, en écho à celui de Bouddha, symbolise également et parfaitement ma démarche ; qui est de faire de l’art – qui dans son essence est sacré – à partir de presque rien…
L’art dans son essence est en effet sacré. Il ne faut pas oublier qu’il l’a été exclusivement jusqu’à la Renaissance. Et si depuis, il s’est progressivement et largement profanisé, le sacré a néanmoins survécu en lui. Grâce notamment à Antoni Tàpies qui, « dans sa volonté, à la fois franciscaine et bouddhiste », a le désir « de donner une dimension cosmique à un objet insignifiant ». Grâce aux artistes d’art brut, dont les œuvres sont empreintes de mysticisme. Grâce encore aux peintres de monochromes.
Yves Klein, par exemple, a trouvé, dans les bleus de Giotto – apparaissant dans sa fresque sur la Vie de Saint François dans la basilique d’Assise – une confirmation de sa fascination pour la réalité immatérielle du bleu du ciel. Ce qui lui a fait dire : « La monochromie est la seule manière physique de peindre permettant d’atteindre à l’absolu spirituel. »
Et Kasimir Malevitch d’expliquer : « J’ai percé l’abat-jour bleu des restrictions des couleurs, j’ai débouché dans le blanc ; camarades aviateurs, voguez à ma suite dans l’abîme, car j’ai érigé les sémaphores du suprématisme. J’ai vaincu la doublure bleue du ciel, je l’ai arrachée, j’ai placé la couleur à l’intérieur de la poche ainsi formée et j’ai fait un nœud. Voguez ! Devant nous s’étend l’abîme blanc et libre. »
Ce n’est pas pour rien que Malevitch a placé, lors de l’exposition « Exposition 0,10 » de 1916, son « Carré noir sur fond blanc » à l’angle d’un mur, à la manière des icônes dans les maisons russes.
Le monochrome donc, comme un saut sacré dans l’espace ; espace métaphysique, plastiquement et librement renouvelé, comme un « rien » s’ouvrant à l’infini… Le monochrome qui, dans sa pure matérialité, sa concrétude ne renvoyant à aucun objet autre que lui même, à aucune narration, est la peinture la plus spirituelle de notre époque…
DIAPORAMA SUR LE SACRÉ EN LIEN AVEC LA PEINTURE MONOCHROME
DIAPORAMA SUR OSENBACH