Le Chemin (La Gendronnière)

Voici la première partie (Le Chemin) du poème didactique Mon Heimat chez les Grecs ; qui se veut une tentative de re-dite du texte de la conférence (Qu’est-ce que la philosophie ?) prononcée par Martin Heidegger à Cerisy-la-Salle en 1955.

« Nous pouvons risquer le pas qui ramène de la philosophie à la pensée de l’Être, dès lors qu’à l’origine de la pensée nous respirons un air natal. »

Martin Heidegger – L’Expérience de la pensée (Questions III)

LE CHEMIN

Qu’est-ce que la philosophie ? / nous demande Martin Heidegger / vaste question ouverte à toutes les errances / à toutes les routes balisées de la discipline qu’elle est devenue / que ce soient sa longue ligne blanche / ses multiples réseaux routiers et autoroutiers / ses péages réglementés / ses carrefours interdisciplinaires / ses giratoires et ses impasses.

Vaste question donc / pouvant être posée d’un point de vue haut perché (d’une montgolfière ou d’un drone) / pour mieux la cartographier.

Mais la voie à suivre / selon le penseur de la Forêt-Noire / est de rester (plutôt) sur la terre ferme de la philosophie / et d’y tracer un chemin.

Un simple chemin de terre / fait donc de cette terre philosophique / pour être en contact direct avec elle / et non sur les infrastructures goudronnées (évoquées précédemment) / qui se sont construites en se coupant d’elle.

Il est à préciser que la question d’un chemin plutôt qu’un autre importe peu / puisque tous les chemins (sur cette terre qu’est la philosophie) sont logiquement fait de la même terre.

Cependant / il importe d’en tracer un parmi d’autres (qui auraient pu être tracés) / pour que le marche puisse (tout simplement) se faire.

Si je récapitule (avant d’aller plus en avant) / la question d’Heidegger nous invite donc à être directement en contact avec le sol philosophique (plutôt que d’être sur le goudron qui le recouvre) / et d’y tracer un chemin (quel qu’il soit) plutôt que de prendre une route balisée / afin d’y marcher (pleinement) / et non y rouler (à la va-vite) sur des roues en caoutchouc.

Selon lui / ce chemin (de traverse) est le seul moyen de déblayer la terre originelle de la construction artificielle reposant sur elle / pour la retrouver.

Il est encore à préciser / quant au chemin / qu’il n’existe que par notre marche / ce qui veut dire qu’il est tout simplement nous (que nous nous confondons avec lui) / si bien qu’en toute logique / étant donné que ce chemin est constitué de terre philosophique / nous sommes nous-mêmes (fondamentalement) philosophiques.

Ainsi / c’est à partir de l’unité formée par cette terre / ce chemin et cette marche / que nous pouvons tenter de savoir ce que nous sommes à l’origine / en comparaison de ce que nous sommes devenus (et ce qu’est devenu le monde avec nous) / que nous pouvons comprendre (pour le dire autrement) / comment en abandonnant la terre philosophique qui nous constitue / nous somme devenus philosophes malgré et même contre nous.

Il nous faut dire maintenant que cette terre philosophique (nous constituant) / a eu besoin d’une autre terre pour se manifester / qui est la terre grecque.

Un espace terrestre donc / qui ne pouvait être autre que celui-ci / pour que celle-ci (la terre philosophique) s’y implante / et non seulement un espace physique / mais aussi un contexte humain lui étant propre / et un temps donné / l’époque archaïque.

Un espace / un contexte et un temps / comme un terreau favorable à son surgissement et son déploiement.

Mais attention à la méprise / car comme je l’ai dit précédemment / « a eu besoin d’une autre terre pour se manifester » / cela signifiant que la terre philosophique existait avant de surgir de la terre grecque / c’est (en effet) la terre grecque qui est née d’elle et non l’inverse / et elle ne l’a non seulement précédée / mais l’a façonnée pour sa venue / pour qu’elle soit parfaitement apte pour l’accueillir [au point que les deux terres puissent (illusoirement) se confondre].

Pour en revenir (encore) au chemin que nous avons à tracer par notre marche / et éviter une autre méprise / il n’est pas n’importe quel chemin (comme je l’ai laissé entendre plus haut) / car il n’est que le traçage d’un chemin déjà tracé / par les premiers penseurs de l’antiquité grecque / injustement appelés présocratiques (injustement / car temporellement situés d’après Socrate / comme s’ils venaient après lui).

Alors qu’ils étaient les plus grands penseurs qui soient / nés de cette terre philosophico-grecque / qui ont surgi d’elle comme les temples (en parallèle) en ont magistralement surgi / de grands penseurs (en effet) aptes à entendre l’appel de leur terre originelle.

Et Heidegger a retrouvé ce chemin / l’a tracé de nouveau pour marcher dans leur pas / les pas d’Anaximandre / de Parménide et d’Héraclite / qui ont tenté de donner la parole à cette terre dont ils étaient issus et eux-mêmes faits / pour répondre à son appel silencieux.

Le penseur de la Forêt-Noire l’a donc retrouvé (ce chemin qui n’a jamais disparu / a toujours été là) / l’a retrouvé en déblayant les tonnes de goudron l’empêchant de le voir / a perçu de nouveau dans le vent antique la parole originelle (devenue quasiment inaudible face aux rugissements des moteurs).

Et il nous a enjoint à faire de même / pour y tracer de nouveau (à notre tour) ce chemin / afin de mettre nos pas dans les empreintes faites de ces quelques fragments écrits (par ces premiers penseurs grecs) / ayant résisté au temps.

Mais il est encore nécessaire de préciser ici / que la terre philosophique est une terre atemporelle [seule sa manifestation en tant que terre grecque antique (et ses manifestations secondaires) s’inscrivent dans le temps] / ce qui signifie qu’elle a toujours été là (en effet) et sera toujours là / dans sa présence éternelle.

De plus / le chemin tracé par notre marche sur cette terre philosophico-grecque / nous montre qu’il forme un cercle / et c’est justement la raison de notre marche / celle de nous faire rendre compte (à force de tourner en rond) de sa circularité / et donc peu importe où nous nous situons sur ce chemin (et la direction que nous prenons) / puisqu’il est non seulement fait partout de la même terre / mais nous ramène sans cesse au même point.

Ainsi ce chemin est éternellement là / devant nous / et ne cesse (dans notre marche statique) de venir à notre rencontre / pour que nous lui faisions bon accueil.

Et nous nous devons de l’accueillir à bras ouverts / puisque rien ne nous sépare de lui / ni l’espace physique ni le temps historique / et que nous soyons nés sur une autre terre que la terre grecque / et parlions une autre langue / ne changent rien à l’affaire.

Oui / nous sommes (indubitablement) intimes avec ce chemin / avec sa présence invisible et silencieuse / qui requiert cependant toute notre attention / car cette forte intimité peut paradoxalement nous en détourner / par désir de se divertir de nous-mêmes / de ressentir l’intense plaisir de rouler à vive allure sur nos formidables infrastructures routières.

Mais cette fuite en avant est vaine / car elle n’est qu’un recul de notre avancée méditative / une marche à l’envers sur le chemin que nous sommes.

Aussi / pour ne pas nous perdre de vue / il nous faut déblayer notre propre terre / pour retrouver notre chemin / et non seulement pour y marcher mais aussi le creuser (creuser donc aussi en nous) / car tourner en rond sur nous-mêmes ne sert pas uniquement à nous faire prendre conscience qu’il est circulaire / mais que ce que nous cherchons (les réponses à toutes nos questions) / se trouve sous nos pieds.

Et il ne s’agit pas de creuser n’importe où (de donner des coups de pelle à l’aveugle) / mais creuser (précisément) où nous ont fait signe les premiers penseurs grecs / avec leurs empreintes « de moins d’apparence encore que ceux que le paysan creuse d’un pas lent à travers la campagne » / comme le dit si bien le natif de Messkirch (aux racines paysannes) / qui nous invite non seulement à mettre nos pas dans les leurs / mais à creuser là où ils ont commencé à creuser avant nous (là où la terre est justement plus meuble) / pour tenter d’aller plus profondément dans ce sol philosophique.

Pour que ce sol nous dévoile ses secrets / donne des réponses à tous nos « qu’est-ce que cela… ? » / à tous nos « comment » et « quoi » / nous révèle (pour de bon) ce qu’est la philosophie et tout le reste.

Mais notre pelle / interrogative au-dessus de notre tête / nous voit pris soudain d’une grande inquiétude / d’une angoisse même / alors qu’elle s’apprête à ouvrir la terre.

Notre curiosité est malgré tout plus forte / et notre pelle s’enfonce enfin (creuse dans la chair de la terre) / pour qu’elle nous livre tous ses secrets / mais pelletée après pelletée / nous découvrons qu’il y a rien d’autre qu’elle / qu’elle ne recèle aucuns trésors / aucunes pierres philosophales / aucunes réponses à nos questions.

Et (non seulement mais de plus) au fur et à mesure que nous ouvrons cette terre / la mettons à jour / que nous la livrons à la lumière / nous nous apercevons qu’elle perd (dans sa béance et les tas qui s’amoncellent) ce qu’elle est véritablement / un bloc obscur et opaque.

Tel est le secret (finalement) enfui dans la profondeur de la terre philosophique / telle est la magistrale leçon qu’elle nous donne / au-delà de tous les trésors (futiles) qu’elle aurait pu receler / ce secret qu’il n’y a rien d’autre qu’elle / qu’elle ne fait qu’un avec elle-même (comme elle fait un avec nous-mêmes) / à l’inverse de la surface où règne la lumière / qui ne cesse de trancher le monde / pour que la multitude s’y déploie sous ses rayons. 

Voilà donc la découverte étonnante que ces vieux penseurs grecs ont faite avant nous / la découverte de cet absolu dans leur chair mortelle / qui s’est révélé à la lumière.

Il me faut dire maintenant / après eux et avant nous (les modernes) / que quelques mystiques chrétiens ont fait la même expérience / à la différence près qu’eux n’ont pas creusé la terre / mais ont tenté de faire la même chose dans le ciel.

C’est-à-dire qu’ils ont eu l’intuition de creuser dans le vaste ciel / pour le vider de ses nuages / de ses oiseaux et autres phénomènes en l’air / pour se rendre compte (eux aussi) qu’il est fait d’une seule pièce (comme la terre).

Ils se sont rendu compte (en effet) qu’à la terre pleine / fait écho le vide du ciel / qu’ils sont Même… / jusqu’à ce que les autorités y remettent bon ordre / en rappelant à la recousse les merles et les cumulus / et en y ajoutant (dans ce divin ciel) des Saints pour chaque jour / des Anges et des mauvais diables.